Lettre ouverte à un futur ami

 

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Ce texte illustre parfaitement l’AFFAIRE du CRASH de HABSHEIM. Il est l’œuvre commune de trois chercheurs de haut niveau pour qui les raisons d’un accident ne peuvent en aucun cas se résumer à une cause unique ou simpliste telle que proférée trop souvent par les imbéciles.

Lettre ouverte à un futur ami

Je ne te connais pas, mais je sais que tu es compétent, sérieux, appliqué, consciencieux, honnête et travailleur. Tu as l'admiration de tes collaborateurs, t'amitié de tes collègues, l'estime de tes chefs. Bien entendu tu as quelques ennemis qui supportent mal ta réussite. Tu as une épouse et des enfants que tu adores et qui te le rendent bien. Tes voisins te saluent et sont heureux de t'emprunter ta chignole ou ta tondeuse à gazon. Tu as de bons copains, des amis, des relations et quelques associations sont fières de te compter parmi leurs membres.

Tu pilotes un long courrier ou un commuter, tu conduis un TGV ou un train de marchandises, tu es chef de quart dans une centrale nucléaire ou dans un poste de dispatching, tu es technicien sur une plate-forme de forage.

Non je ne te connais pas, et le regrette. Dans un an, dans deux ans, dans dix ans peut-être je serai ton seul ami, ce jour où toute la France connaîtra ton nom.

Ce jour-là tu auras commis une « faute », « la faute impardonnable » et la presse se déchaînera. Elle te prêtera des mœurs douteuses, un passé trouble, des opinions politiques ou religieuses perverses, et te soupçonnera de te livrer à la débauche, l'alcool ou la drogue. Un homme qui a commis une telle faute ne peut être un homme normal, il faut rassurer les honnêtes gens.

Car tu auras commis une faute, et non une simple erreur. N'oublie pas que notre morale, héritée de l'intolérance du siècle dernier, a, par une interprétation perverse de la parole de l'Evangile, transformé toute erreur en faute, en péché qu'il nous faut douloureusement expier.

Cet inverseur que tu auras actionné intempestivement, tu savais pertinemment qu'il ne fallait pas y toucher dans l'état où se trouvait ta machine.

« Oui, diras-tu au juge d'instruction, oui je savais! Et tu commenceras toi-même à te sentir coupable. Tu te répéteras pendant toutes ces nuits interminables: « Mais comment ai-je pu me tromper ainsi », et ce geste, anormal, incompréhensible, tu le recommenceras mille fois dans ta pauvre tête douloureuse.

Un juge, compréhensif, déclarera: « Cet homme n'a peut-être pas commis une

faute, il a, du moins, commis une erreur. Or, un homme qui a la responsabilité de tant de vies humaines n'a pas droit à l'erreur! Il faut le condamner ».

Tu lui demanderas alors si l'homme responsable de tant de vies humaines a droit au rhume ou à l'infarctus. Mais il éludera ta remarque, la défaillance d'un organe appelé cerveau étant, à l'évidence, de nature différente de celle d'un organe appelé poumon ou cœur.

L'opinion publique demandera ta peau car l'opinion publique est faite d'hommes et de femmes qui ont la glorieuse certitude de ne s'être jamais, au grand jamais, trompés.

A tous ces gens, qui ont bonne conscience, qui ne salueront plus ton épouse, qui montreront tes enfants du doigt, tu poseras la question: « Mais n'avez-vous jamais brûlé un feu rouge ou emprunté un sens unique à l'envers ? ». Ils te répondront: « Certes cela m'est arrivé, mais je n'ai pas provoqué d’accident et ne suis donc pas coupable ! ». Ils ne sauront jamais que la seule différence entre eux et toi c’est que, ce jour néfaste, tu auras eu la malchance que cela se passe moins bien que les autres fois.

Tu seras donc condamné et chacun retournera vaquer à ses occupations, le cœur pur, satisfait que le problème soit définitivement réglé. La même erreur ne pourra « jamais, plus jamais » se reproduire, l’auteur ayant même été définitivement éliminé.

Je ne pourrai rien pour toi, car la raison publique a ses raisons que la raison ignore, mais ce jour-là, je resterai ton ami. J’aurai besoin de ton aide pour comprendre ce qui t’est arrivé, pour repérer, démonter le piège dans lequel tu es tombé et tenté de désamorcer les pièges semblables qui nous guettent tous, sournoisement.

Ainsi nous y perdrons peut-être quelques amis supplémentaires pour qui nous aurons éliminé le piège et ceux-là, que nous ne connaîtrons pas, demeureront convaincus eux aussi qu’ils ne se tromperont jamais. 

Jean Louis NICOLET, ingénieur de l’Institut de chimie et physique industrielle de Lyon

Annick CARNINO, ingénieur E.S.E., diplômée Génie atomique Saclay

Jean Claude WANNER, Ingénieur général de l’armement, ingénieur naviguant d’essai

 

Auteurs de :  «  CATASTROPHES ? NON MERCI ! – La prévention des risques technologiques et humains » – Editions MASSON

 

    

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