Je ne te connais pas, mais je sais 
                que tu es compétent, sérieux, appliqué, consciencieux, honnête 
                et travailleur. Tu as l'admiration de tes collaborateurs, 
                t'amitié de tes collègues, l'estime de tes chefs. Bien entendu 
                tu as quelques ennemis qui supportent mal ta réussite. Tu as une 
                épouse et des enfants que tu adores et qui te le rendent bien. 
                Tes voisins te saluent et sont heureux de t'emprunter ta 
                chignole ou ta tondeuse à gazon. Tu as de bons copains, des 
                amis, des relations et quelques associations sont fières de te 
                compter parmi leurs membres.
                
                Tu pilotes un long courrier ou un 
                commuter, tu conduis un TGV ou un train de marchandises, tu es 
                chef de quart dans une centrale nucléaire ou dans un poste de 
                dispatching, tu es technicien sur une plate-forme de forage.
                
                Non je ne te connais pas, et le 
                regrette. Dans un an, dans deux ans, dans dix ans peut-être je 
                serai ton seul ami, ce jour où toute la France connaîtra ton 
                nom.
                
                Ce jour-là tu auras commis une « 
                faute », « la faute impardonnable » et la presse se déchaînera. 
                Elle te prêtera des mœurs douteuses, un passé trouble, des 
                opinions politiques ou religieuses perverses, et te soupçonnera 
                de te livrer à la débauche, l'alcool ou la drogue. Un homme qui 
                a commis une telle faute ne peut être un homme normal, il faut 
                rassurer les honnêtes gens.
                
                Car tu auras commis une faute, et 
                non une simple erreur. N'oublie pas que notre morale, héritée de 
                l'intolérance du siècle dernier, a, par une interprétation 
                perverse de la parole de l'Evangile, transformé toute erreur en 
                faute, en péché qu'il nous faut douloureusement expier.
                
                Cet inverseur que tu auras 
                actionné intempestivement, tu savais pertinemment qu'il ne 
                fallait pas y toucher dans l'état où se trouvait ta machine.
                
                « Oui, diras-tu au juge 
                d'instruction, oui je savais! Et tu commenceras toi-même à te 
                sentir coupable. Tu te répéteras pendant toutes ces nuits 
                interminables: « Mais comment ai-je pu me tromper ainsi », et ce 
                geste, anormal, incompréhensible, tu le recommenceras mille fois 
                dans ta pauvre tête douloureuse.
                
                Un juge, compréhensif, déclarera: 
                « Cet homme n'a peut-être pas commis une 
                
                faute, il a, du moins, commis une 
                erreur. Or, un homme qui a la responsabilité de tant de vies 
                humaines n'a pas droit à l'erreur! Il faut le condamner ».
                
                Tu lui demanderas alors si l'homme 
                responsable de tant de vies humaines a droit au rhume ou à 
                l'infarctus. Mais il éludera ta remarque, la défaillance d'un 
                organe appelé cerveau étant, à l'évidence, de nature différente 
                de celle d'un organe appelé poumon ou cœur.
                
                L'opinion publique demandera ta 
                peau car l'opinion publique est faite d'hommes et de femmes qui 
                ont la glorieuse certitude de ne s'être jamais, au grand jamais, 
                trompés.
                
                A tous ces gens, qui ont bonne 
                conscience, qui ne salueront plus ton épouse, qui montreront tes 
                enfants du doigt, tu poseras la question: « Mais n'avez-vous 
                jamais brûlé un feu rouge ou emprunté un sens unique à l'envers 
                ? ». Ils te répondront: « Certes cela m'est arrivé, mais je n'ai 
                pas provoqué d’accident et ne suis donc pas coupable ! ». Ils ne 
                sauront jamais que la seule différence entre eux et toi c’est 
                que, ce jour néfaste, tu auras eu la malchance que cela se passe 
                moins bien que les autres fois.
                
                Tu seras donc condamné et chacun 
                retournera vaquer à ses occupations, le cœur pur, satisfait que 
                le problème soit définitivement réglé. La même erreur ne pourra 
                « jamais, plus jamais » se reproduire, l’auteur ayant même été 
                définitivement éliminé.
                
                Je ne pourrai rien pour toi, car 
                la raison publique a ses raisons que la raison ignore, mais ce 
                jour-là, je resterai ton ami. J’aurai besoin de ton aide pour 
                comprendre ce qui t’est arrivé, pour repérer, démonter le piège 
                dans lequel tu es tombé et tenté de désamorcer les pièges 
                semblables qui nous guettent tous, sournoisement.
                
                Ainsi nous y perdrons peut-être 
                quelques amis supplémentaires pour qui nous aurons éliminé le 
                piège et ceux-là, que nous ne connaîtrons pas, demeureront 
                convaincus eux aussi qu’ils ne se tromperont jamais. 
                
                Jean Louis NICOLET, 
                ingénieur de l’Institut de chimie et physique industrielle de 
                Lyon
                
                Annick CARNINO, 
                ingénieur E.S.E., diplômée Génie atomique Saclay
                
                Jean Claude WANNER, 
                Ingénieur général de l’armement, ingénieur naviguant d’essai
                 
                Auteurs de :  
                «  CATASTROPHES ? NON MERCI ! – La prévention des risques 
                technologiques et humains » – Editions MASSON